Dix ans. Dix ans déjà que les blocs de schiste ne remontent plus de la mine de Trélazé (Maine-et-Loire) pour être fendus en ardoises. Dix ans que la fermeture du dernier site minier de France a laissé ceux qu’on appelait les « gueules bleues » seuls avec leurs souvenirs. Ce patrimoine aurait pu s’effacer peu à peu, en même temps que la schistose – cette incurable fibrose des poumons – attaque les derniers témoins, comme elle a systématiquement attaqué leurs prédécesseurs. Mais cela n’arrivera pas.
Les auteurs Julien Derjouet et Nicolas Jallot. / Photo Editions Ouest-France
« Leur rendre hommage, c’était une évidence », lâche Nicolas Jallot. Réalisateur, journaliste, il signe avec Julien Derouet « Au pays des gueules bleues ». Un beau livre – publié aux éditions Ouest-France – dédié aux mineurs ardoisiers et à l’histoire de cette activité, « source de développement pour tout l’Anjou depuis le Moyen-Âge ». Ensemble, ils ont plongé dans la mémoire des uns et des autres pour en remonter des histoires qui au final ne font qu’une : une histoire d’amour entre ces hommes et cet univers souterrain, inconnu, impénétrable pour de simples terriens.
« Tous le disent, relèvent les deux auteurs. Ils sont fiers d’avoir été mineurs et si c’était à refaire, ils le referaient. » Ils remettraient leur casque et empoigneraient leurs outils, descendraient à vive allure avec la cage – l’ascenseur – dans l’obscurité totale. Direction les entrailles de la Terre, jusqu’à 700 m sous la surface. « Un milieu hostile à toute vie, où il fait assez doux, environ 13 °C en permanence, mais terriblement humide », décrit Julien Derouet, qui a fait le voyage sous Terre deux fois.
La Mine Bleue, à Combrée, est le dernier site minier encore accessible en Europe. Il perment de découvrir l’univers de travail des mineurs ardoisiers d’Anjou. / Photo: Mine Bleue
Le département de Maine-et-Loire est assis sur un véritable trésor géologique. / Photo: Ouest-France
Miracle de la géologie, le Maine-et-Loire est en effet assis sur un trésor minier. Son sous-sol regorge de matières premières : or, charbon, uranium, fer, etc. Mais la plus importante de toutes reste le schiste ardoisier, indispensable à la couverture des toits, facile à fendre en fines feuilles, ne nécessitant aucun traitement particulier après son extraction et sa découpe. De l’or bleu.
Formé au fond de l’océan il y a 470 millions d’années, quand l’Anjou flirtait avec le pôle Sud, le schiste remonte peu à peu vers le nord et la surface. La ville d’Angers et son château, construits sur un affleurement de cette roche, en sont l’illustration.
Quand le gisement d’ardoise d’Anjou s’est formé il y a 470 millions d’anneées, l’Anjou se trouvait presque au Pôle Sud. / Photo: Infographie Ouest-France
« Cependant, il faut attendre le tout début du Moyen-Âge pour voir l’ardoise apparaître sur les toits en Anjou », écrivent Nicolas Jallot et Julien Derouet. La croyance veut que Lézin, évêque d’Angers au VIe siècle et futur patron des ardoisiers, comprenne que la pierre est fissile. Cette découverte fait tout basculer.
Cette vue du Moyen-Âge montre déjà l’extraction de l’ardoise près de la ville d’Angers (au fond), en Maine-et-Loire. La première extraction authentifiée du schiste ardoisier remonte au XVe siècle. / Photo: Archives Départementales 49
L’ardoise devient une richesse locale dont il faut tirer parti. Des carrières s’ouvrent, bientôt transformées en mines. Les hommes descendent de plus en plus profondément sous terre, fouillant une veine dont la réputation de qualité n’est pas usurpée.
L’ardoise devient une richesse locale dont il faut tirer parti. Des carrières s’ouvrent, bientôt transformées en mines. Les hommes descendent de plus en plus profondément sous terre, fouillant une veine dont la réputation de qualité n’est pas usurpée.
Pour couvrir les toits du château de Versailles. Louis Le Vau, architecte de Louis XIV, a recours à l’ardoise de Trélazé, déjà réputée à l’époque. / Photo: Château de Versailles, Thomas Garnier
Mais en 2014, dernier exploitant du site, Imérys siffle la fin d’une pratique séculaire. « La nature a été généreuse pendant des siècles, expliquait alors le directeur du site, Michel Dufour. Mais elle n’a plus rien à donner. » Dans ce discours, où se situait le curseur entre la vérité géologique et le choix purement économique de la multinationale ? Dix ans après, le doute persiste…
En 2014, le dernier exploitant des Ardoisières de Trélazé met un terme à l’extraction du schiste. Les salariés manifestent contre cette décision. / Photo: Archives
Pour les besoins de leur documentaire et de leur livre, Nicolas Jallot et Julien Derouet ont multiplié les rencontres avec les ardoisiers. Enregistré les souvenirs, les confidences parfois. « Ils se sont livrés, alors qu’on m’avait dit qu’ils ne parleraient pas », sourit Nicolas Jallot. Parce que très vite, leurs interlocuteurs, peu habitués à la lumière des projecteurs, ont compris que le duo était aussi des leurs.
Pendant six siècles, Trélazé a vécu au rythme de ses Ardoisières. / Photo: Archives
Né en Mayenne, Nicolas Jallot est fils de mineur. Né en Anjou, Julien Derouet est fils et « double petit-fils » de mineur. Tous deux sont descendus sous terre. À 13 ans pour Nicolas, en guise de rite. « Le casque était trop grand pour moi, le chariot trop lourd. Comme on dit, c’était la mine. » Un métier dur physiquement, exigeant psychologiquement, où l’on est payé à la tâche. Usant. Mais où la solidarité l’emporte sur tout le reste. Avec des scènes parfois déroutantes.
L’ardoise de Trélazé a longtemps été réputée la plus belle du monde. / Photo: Ville de Trélazé
Comme ce samedi matin où des collègues de Stéphane, le père de Julien, sont à la maison pour prendre le café. Ils avaient reçu leur lettre de licenciement. « Et nous, on attendait le passage du facteur pour savoir si mon père serait lui aussi concerné. » Ou plus drôle, ces grèves déclenchées sans raison apparente à Renazé. Voyant ses mineurs « se mettre sur le cul », la direction s’inquiète du motif de mécontentement auprès du délégué syndical local : « Je ne sais pas, il faut que j’appelle Trélazé. Là-bas, ils sont en grève alors on les soutient. »
Cette union face aux directions gomme tout. Les clivages syndicaux, politiques, les convictions religieuses et même la différence entre « les gars d’à haut » et « les gars d’à bas ». Entre ceux qui fendent le schiste à la surface pour le transformer en ardoise et ceux qui descendent à 700 m pour extraire la roche. Là où la dureté du métier de mineur ardoisier apparaît au grand jour.
Pour les besoins d’un documentaire accompagnant le live » Au pays des gueules bleues «, d’anciens mineurs ont témoigné face caméra sur leurs conditions de travail. / Photo: DR
Après trois ans au fond, Albert Derouet est affecté à la fente. « Je suis redescendu plusieurs fois ensuite, témoigne-t-il dans le livre. On ne perdait pas d’argent à descendre, mais c’était vraiment dur. Au jour, je touchais autant qu’au fond, voire plus. C’était beaucoup moins dangereux et en plus, on respirait beaucoup moins de poussière – responsable de la schistose. En revanche, au fond, il y avait vraiment une très bonne ambiance. »
Le travail de l’ardoise était exigeant, dangereus parfois, mais source d’une solidarité sans faille entre mineurs. / Photo: DR
La raison ? « Si l’ambiance était meilleure au fond qu’au jour c’est parce qu’on travaillait en équipe, ce qui n’était pas le cas sur la butte » – là où se fendait le schiste, explique sobrement Patrick Debien. Lui aussi a exercé les deux activités. « En travaillant par petits groupes, il était normal que la fraternité apparaisse. Il fallait toujours faire attention à la sécurité de son collègue avant d’entreprendre quoi que ce soit pour ne pas le blesser. Et puis lors des pauses-déjeuner, à deux ou à trois, on parle de sa femme, de ses enfants. On échange des choses de la vie, alors forcément cela rapproche. »
Alors celui qui oublie sa gamelle en haut voit tous ses camarades partager la leur pour lui offrir un véritable festin. L’équipe qui n’a pas eu un bon rendement dans la semaine découvre avec surprise son numéro sur un bloc de schiste qu’elle n’a pas arraché à la paroi rocheuse. Celui qui tombe malade voit sa perte de salaire compensée par la caisse de solidarité mise en place par les autres. Au fond de la mine, on ne laisse tomber personne.
« Du berceau au cercueil, ils étaient mineurs », résume Nicolas Jallot. De pères en fils, jour après jour, semaine après semaine, mois après mois. Mineur ardoisier, c’était une existence entière que l’on dédiait à la pierre bleue. Celle qui fait que cette partie de Maine-et-Loire est aussi appelée l’Anjou bleu (ou noir, parfois). « Notre sang est bleu, bleu ardoise, écrit Julien Derouet. […] Mais est-ce que la mine nous a nourris ? Non, c’est la sueur de nos pères qui nous a nourris. »
SOURCE: Ouest France
Auteur: Olivier Pauly